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News & Events Quelle agriculture en Tunisie après la crise du coronavirus ? 
Quelle agriculture en Tunisie après la crise du coronavirus ? 
Quelle agriculture en Tunisie après la crise du coronavirus ? 

Date: 10/07/2020

Source: Kapitalis

Par Chérif Kastalli, Président de l’Association méditerranéenne pour le développement (AMD)

 

Après l’annonce d’un embargo par les grands pays producteurs sur leur blé et leur riz, nous vivons le spectre de la faim qui menace la stabilité politique et sociale dans le monde. Pour faire face à cette menace, il faut un plan de développement basé sur la protection de l’économie nationale, la création d’un fonds pour redynamiser l’investissement et créer des emplois et le soutien aux systèmes de production afin de réduire le déficit commercial. 

 

Les retombées de la pandémie de la Covid-19 seront néfastes, les échanges commerciaux vont être très réduits, une atmosphère de morosité est entrain de gagner le monde, nos produits trouveront des difficultés d’écoulement dans les marchés européens, nos importations vont aussi baisser avec éventuellement des pénuries de certains produits alimentaires. Notre salut viendra-t-il de notre parent pauvre : l’agriculture? 

Notre agriculture, on ne cesse de le dire, souffre du faible rendement des exploitations, de la non-maîtrise des techniques de production, du morcellement foncier, du lourd fardeau de la dette, de l’incapacité des agriculteurs à s’organiser dans des structures collectives, de l’absence d’une approche spécifique selon les étages bioclimatiques, de l’irrationalité de l’investissement. 

Outre l’irrégularité des pluies, la politique de limitation des prix à la production, dans le but de préserver le pouvoir d’achat, a spolié la paysannerie et nous exposés au risque d’effondrement de tous les systèmes de production : 80% des exploitations ont moins de 10 hectares dans les régions du nord-ouest; 70% d’entre elles ne sont plus viables et n’arrivent plus à offrir une vie décente à leurs exploitants; l’endettement excessif des agriculteurs a fait que seulement 7% des 500.000 exploitants que compte le pays sont éligibles au crédit agricole (1) et 460.000 agriculteurs n’accèdent pas au crédit agricole. 

Il est temps de réviser le modèle de développement et d’installer des approches et des stratégies de sortie de crise, redéfinir certains concepts – en considérant le monde paysans comme une entité socioéconomique fonctionnelle génératrice de revenus et en faisant participer les agriculteurs à la conception, à la décision – et réaménager l’espace par des reformes appropriées. 

Pour un nouveau modèle de développement 

Il s’agit de re-concevoir la mobilité sociale dans le monde rural. Certains concepts doivent- être en effet révisés. Ainsi, l’approche de développement du monde rural ne doit en aucun cas avoir pour objectif d’attacher les ruraux à la campagne au prétexte de la désertion des champs, de l’asphyxie des villes par l’exode rural ou de la «ruralisation des villes». 

Cette conception urbaine et bureaucratique est nuisible dans la mesure où elle coïnce le monde rural dans le piège de la crise. L’exode rural est une conséquence directe de l’évolution sociale et démographique. Le monde rural, au-delà de ses spécificités, est une ressource naturelle qui fonctionne comme un appareil économique dont les rendements sont limités et il ne peut assurer l’entretien que d’un nombre déterminé d’individus. Car, comme entreprise, il a une capacité de recrutement limitée et tout suremploi l’entraîne dans des difficultés structurelles. 

On doit repenser notre modèle de développement en considérant la paysannerie comme une composante essentielle et vitale du système de production : la population rurale est le véritable artisan et ingénieur du terrain qui, par son savoir ancestral, pourra préserver les droits des générations futures sans porter atteinte à l’environnement en assurant le transfert du savoir-faire d’une génération à l’autre. 

Aussi doit-on préparer les villes à supporter non pas les flux migratoires mais la mobilité sociale. Pour ce faire, il faut des aménagements et une infrastructure économique capable d’absorber l’excédent démographique de la campagne. Cette infrastructure économique peut être financée par l’argent de la privatisation. 

En effet, et compte tenue du fait que l’arrière pays a une économie basée sur l’agriculture avec un manque criant de capitaux, le désengagement de l’Etat a trop pénalisé les régions et on s’est trouvé avec un déficit en matière de création d’entreprises et un chaumage alarment. 

Aussi est-il important d’envisager un processus en boucle qui consiste à recycler l’argent de la privatisation : l’Etat construit des usines puis les privatise en les mettant en bourse. 

De même faut-il savoir bien tirer profit du réseau ferroviaire en aménageant des tronçons pour la création d’un chapelet de zones industrielles limitrophes au chemin de fer pour mieux économiser l’énergie. 

Il faut aussi créer un partenariat public-privé pour la création des zones industrielles-dépôts- transformations d’envergure autour des stations de péage. 

Il faut faciliter les procédures de changement de la vocation des terres agricoles en particulier pour les investissements écologiques et artisanaux, l’autorisation dans ce cadre devant être délivrée par le délégué. 

Il faut une implication plus significative de l’administration dans la promotion de l’investissement : avec le budget de misère qui leur est alloué, les délégués font actuellement du surplace, leur rôle se limitant à l’assistance sociale et à quelques interventions pour une conduite d’eau coupée ou une route non accessible. Ces fonctionnaires de terrain doivent se convertir en des agents de développement territorial, en encadrant le promoteur, en mettant à sa disposition la liasse des autorisations nécessaires comme celles de changement de vocation du terrain ou de bâtir, les certificats d’analyse du sol, les plans parcellaires, les plans des bâtiments ruraux (étable, bergerie, poulailler, chambre froide...), le business plan, coordonner avec la Steg et la Sonede... Bref devenir des accompagnateurs de projets. 

Il faut permettre aux exploitants dans l’indivision d’entreprendre des travaux de plantations arboricoles, de constructions de hangars ou de logements ruraux, de creusement de puits de surfaces, etc., et cela en débloquant la situation de l’indivision concernant l’investissement par une loi spécifique aux biens ruraux qui stipule que : «Tout investissement dans un bien rural ne portant pas préjudice sur le plan vocation ou accès, et en tenant compte de la qualité du sol et de sa position, sera attribué, lors du partage, à son promoteur tant qu’il ne dépasse pas sa quote-part». 

Il faut aussi diversifier les activités par la valorisation des aménités territoriales et faciliter l’installation des jeunes pour la création de PME et microprojets et adhérer à l’économie sociale et solidaire dont l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) vient d’adopter la loi le 17 juin 2020. Ce nouveau cadre de fonctionnement restera une coquille vide sans une volonté politique de venir en aide à cette frange précaire de la population. 

Cette loi nous inspire une série de questions: la Tunisie est-elle en mesure de repenser son économie ? Est-ce qu’elle est disposée à initier une politique de souveraineté et de protection de ses entreprises et de sauvegarde de ses systèmes de production? Il faut des réponses claires à ces questions avant d’envisager quoi que ce soit dans ce domaine. 

Par ailleurs, on ne peut pas parler d’économie sociale et solidaire avec l’importation de produits concurrents aux produits locaux et avec une paysannerie vivant dans des conditions précaires, spoliée de son lait et de son blé et une population forestière dépossédée de ses terres. 

L’économie sociale et solidaire restera une vue de l’esprit jusqu’à ce que les responsables politiques prendront conscience de l’importance de la souveraineté alimentaire et de la protection des systèmes de production. 

Elaboration des stratégies d’approches 

Pour réussir à relancer la production agricole, il est nécessaire d’élaborer une stratégie d’approche spécifique selon les étages bioclimatiques. 

Dans les zones subhumides et les périmètres irrigués, il convient d’élaborer un programme de valorisation des fortes précipitations et des infrastructures hydrauliques basé sur l’intensification des cultures, en fixant un objectif de haut rendement et en offrant les conditions et les exigences nécessaires à cet objectif : semences à haut rendement, densité élevée de semis, apport considérable en matière de fertilisation, traitement contre les maladies cryptogamiques... 

Dans les zones semi-arides, le programme doit être basé sur les céréales secondaires (orge et avoine), avec l’intégration de l’élevage ovin. Il faut aussi envisager un programme oléicole basé sur la «mgharsa», tel qu’il a été pratiqué par l’administration des «habous» au début du XXe siècle dans la région de Sfax. On peut étendre aussi ce programme aux terres accidentées de Hedhil et de Kroumirie au nord. 

Au Sud, in envisagera un programme d’extension de la palmeraie nationale, car la culture des dattes est le créneau porteur par excellence pour la Tunisie, au regard des spécificités bioclimatiques de la région. 

Il faut donc agrandir la forêt de palmiers dattiers et lui drainer les eaux du nord. On peut aussi appliquer la «magharsa» aux terres de l’Etat pour mieux impliquer la profession dans la création et la mise en valeur des oasis. 

Ces approches doivent êtres pilotées sans difficultés structurelles et organisationnelles pour mieux cerner les responsabilités et éviter les négligences. Il s’avère alors qu’une restructuration du ministère de l’Agriculture est nécessaire et urgente, qui touchera les aspects institutionnels comme les systèmes de vulgarisation, de la production végétale et de la production animale. 

Pour ce faire, il faut : a) : créer un office de la production végétale auquel seront affectés les moyens et les effectifs actuels de la direction de la production végétale; b) : transférer les moyens et les effectifs actuels de la direction de la production animale à l’Office de l’élevage. 

Cette restructuration est impérative dans la mesure où elle réduit les intervenants et le chevauchement des tâches et installera l’équivalent d’un guichet unique tout en rationalisant les dépenses publiques et le financement non justifié des postes non fonctionnels. 

La protection des systèmes agraires 

Depuis le début des années 1990, particulièrement après la signature des accords de libre échange avec l’Union européenne, les conventions bilatérales et le démantèlement douanier, nos systèmes de production se sont de plus en plus fragilisés par l’inondation du marché local par des produits européens. Cette concurrence est déloyale, car des produits agricoles subventionnés à la production et à l’exportation (un dumping condamné par les lois de l’OMC) arrivent sur le marché tunisien à un prix inférieur au coût de la production locale. 

Cette ouverture a causé la faillite de milliers PME, fragilisé la petite et moyenne exploitation agricole, paupérisé les agriculteurs, entretenu les crises en maintenant la dépendance accrue à l’importation et le déficit chronique de la balance de paiement. 

Il est donc impératif d’activer les clauses de sauvegarde et de protéger nos systèmes de production menacés d’effondrement et mettre fin à l’importation non raisonnée. 

De même, pendant que les pays riches subventionnent et soutiennent leurs producteurs, la Tunisie, par une présence lourde de l’Etat, persécute les producteurs en leur imposant une politique de prix dans le but de préserver le pouvoir d’achat. Il procède par un réflexe de gendarme, avec les méthodes musclés des inspecteurs du ministère du Commerce pour contrôler les prix sur les marchés de gros et prendre et empêcher la vente à des prix élevés, en ordonnant aux négociants («el-habata») de ne pas vendre au dessus d’un prix donné sous la menace de fermer leur commerce et de confisquer leur balance. 

Cette politique de fixation des prix a spolié les agriculteurs, les réduisant au rôle d’une caisse de compensation et détruisant leurs systèmes de production. C’est là une vraie colonisation interne(2). 

Le cas des filières lait et viande témoigne d’une expérience douloureuse par un surplus de production et un pic de lactation qui dépasse la capacité des usines locale de transformation de lait, obligeant l’Etat à devenir importateur de lait de la Slovénie, de la Roumanie et de la Belgique. 

Il est impératif que toute politique de fixation des prix soit concertée avec la profession, offrant une marge de bénéfice au producteur, préservant la pérennité de la filière, renforçant les capacités productives des éleveurs et participant à la promotion du secteur. 

L’investissement direct étranger (IDE) ne doit pas nuire à nos bio-ressources. Aussi doit-il concerner seulement le transfert de technologie et l’exploitation du surplus de la main d’œuvre locale. 

Actuellement, une grande partie de l’IDE est en train de piller les biens de la future génération. 

L’Etat doit mieux administrer ses ressources souterraines, aériennes, maritimes, végétales, éoliennes et voltaïques. S’il n’a pas les moyens humains et technologiques, il doit attendre que la future génération s’outille des technologies pour exploiter les ressources. C’est le principe du développement durable. 

Il est temps aussi d’intégrer une économie régionale et de valoriser la carte d’identité biométrique entre les pays du Maghreb, un marché de proximité qui crée d’énormes opportunités d’emplois et d’investissements.