Source: actu-environnement
Date: 04/06/2020
Face à l'échec des programmes nationaux et internationaux pour lutter contre la déforestation, Claude Garcia, chercheur au Cirad et à l'ETH de Zurich propose une approche totalement différente pour la gestion des forêts et des ressources naturelles.
Actu-environnement : Comment évolue la déforestation dans le monde ?
Claude Garcia : Pour pouvoir répondre, il faut s'entendre sur les définitions. Les chiffres changent selon ce que l'on va regarder. La FAO parle de déforestation, alors que le Global Forest Watch (GFW) regarde la perte de couvert arboré. Par exemple, une plantation d'huile de palme cause de la déforestation pour la FAO, puisque la plantation n'est pas une forêt, mais pas de perte de couvert pour le GFW. À l'inverse, un feu qui ravage des milliers d'hectares est détecté par GFW, mais ne provoque pas de déforestation pour la FAO. Il faut donc regarder les deux pour comprendre ce qui se passe dans le monde.
Les deux institutions ont publié leurs rapports récemment. La FAO, dans son rapport 2020 sur l'état des forêts du monde, recense 4 milliards d'hectares de forêts. Les chiffres de déforestation indiquent une tendance à la baisse, ce qui est une bonne nouvelle. Il y a trente ans, on perdait 7,8 millions d'hectares par an. Aujourd'hui, le chiffre est passé à 4,7 millions d'hectares par an. Si le ralentissement est encourageant, il faut toutefois le nuancer. D'abord parce qu'il stagne depuis vingt ans. Ensuite parce que ces chiffres sont une perte nette, c'est-à-dire que les pertes brutes de forêts, souvent primaires, sont partiellement compensées par des forêts plantées, beaucoup plus pauvres en espèces. Des arbres sont perdus, des semis sont gagnés. En termes de carbone et de biodiversité, le bilan est pire que ce que les chiffres laissent à penser.
AE : Quelles sont les zones les plus concernées par la déforestation ?
C. G. : C'est un fait nouveau, on constate que le continent africain est actuellement la zone avec la déforestation la plus importante ; et elle accélère. L'Amérique latine vient en second, avec une amélioration notable sur les dix dernières années. Pourtant, cette bonne nouvelle est contrebalancée par les chiffres catastrophiques annoncés par le GFW sur la perte du couvert forestier au Brésil en 2019. Les autres continents sont stables, voire gagnent de la forêt comme en Asie, grâce à des programmes de replantation massifs par la Chine et le Vietnam par exemple.
AE : Quelles sont les principales causes identifiées de la déforestation ?
C. G. : Aujourd'hui, 70 % de la déforestation est directement liée à l'exploitation agricole, 40 % est lié à l'agriculture industrielle intensive, et 30 % à la petite agriculture familiale de subsistance. C'est la culture du soja et l'élevage bovin qui participent le plus à la perte des forêts, puis l'huile de palme. Le café, le cacao, la pâte à papier viennent ensuite. Les autres facteurs sont le développement des infrastructures (routières, minières…), et l'extraction du bois pour la construction ou le chauffage. Les sources de déforestation ont cinq moteurs différents : technologiques, politiques, économiques, démographiques et culturels. Le poids de ces moteurs est différent d'un pays ou d'un continent à un autre, et varie aussi selon les années. Actuellement, la guerre commerciale entre la Chine et les États-Unis entraîne, par exemple, un report de la demande en soja sur le Brésil. Si ces cinq moteurs sont bien identifiés depuis plus de vingt ans déjà, cela ne nous a pas permis pour autant d'inverser la tendance. Tout cela repose sur la façon dont les humains prennent des décisions.
AE : Vous publiez une étude pointant l'échec des politiques pour empêcher la déforestation…
C. G. : On ne peut que constater l'échec des luttes contre la déforestation au niveau global, que ce soit la Déclaration de New York sur les forêts (en 2014) ou le Bonn Challenge (en 2017), qui se fixait comme objectif de restaurer 150 millions d'hectares de terres dégradées et déboisées en 2020. Beaucoup de choses ont pourtant été amorcées. Au Brésil, sous la présidence de Lula, des progrès ont été faits, mais aussitôt réduits à néant avec l'arrivée de Jair Bolsonaro au pouvoir. Les acteurs privés sont aussi en échec, malgré leurs engagements. Des entreprises comme Nestlé ou Procter & Gamble ont annoncé, en septembre 2019, qu'elles n'atteindraient pas l'objectif zéro déforestation qu'elles s'étaient imposées. Mises à part quelques réussites locales, les courbes parlent d'elles-mêmes. Elles continuent de plonger.
AE : Comment expliquer ces échecs ?
C. G. : La première explication que l'on est tenté d'avancer, c'est le green-washing. Cela joue, sans doute. Mais je pense que c'est avant tout un problème de stratégie. Le moteur derrière la déforestation est toujours la décision humaine. Les politiques mises en place ne tiennent pas bien compte de la façon dont on pense, des enjeux de pouvoir entre les gouvernements, les ONG, les acteurs économiques, et les populations locales. On construit des programmes, des modèles, sans avoir à l'esprit qu'à chaque échelle de décision, des règles différentes s'appliquent. Ces politiques sont vouées à l'échec. Il faut plutôt comprendre les choix et les actions humaines impliqués dans les transitions forestières, la façon dont les différents acteurs voient le monde. On ignore toujours ces problématiques, ce qui explique que les négociations soient dans l'impasse et les politiques, inefficaces, même lorsque la bonne foi des acteurs n'est pas en cause.
AE : Quelle approche faut-il privilégier dans les négociations ?
C. G. : En fait, ce n'est probablement pas des négociations qu'il faut, mais des constructions collectives. Face à ces incapacités à trouver des accords, nous défendons dans note étude une autre vision, prenant appui sur le jeu, pour apprendre à construire ensemble les solutions. Une méthode ludique qui permet aux acteurs et aux décideurs de mieux appréhender les contraintes de chacun, malgré des valeurs et des visions du monde différentes, voire opposées, par exemple entre une ONG et un industriel. Les jeux de société se révèlent être des outils essentiels dans le processus d'introspection, d'apprentissage et de négociation. Cette approche a été testée par le programme FSC du Bassin du Congo. Des négociations duraient depuis deux ans sur la définition d'indicateurs et de règles de gestion des forêts intactes dans les concessions certifiées FSC de la région. Sur proposition par le responsable du programme, des représentants du gouvernement, des populations locales, des industriels, et des ONG, se sont réunis autour d'un jeu développé par notre équipe : MineSet. Il reproduit, sur des pas de temps de dix années, les interactions entre processus écologiques, stratégies individuelles, et les facteurs externes tels que la démographie, les changements de gouvernance, ou les fluctuations du marché international. Le jeu a permis de débloquer la situation en seulement trois jours. Nous l'avons appliqué à la filière huile de palme au Cameroun, en Colombie et en Indonésie. Et, là aussi, les partenaires ont obtenu des résultats surprenants sur les contrats, les taux d'approvisionnement et les relations entre industries et petits producteurs.
AE : Que permet cette approche par le jeu selon vous ?
C. G. : S'ils sont bien pensés et bien conduits, les jeux sont de puissants outils. Plutôt que chaque partie ne propose une solution qu'elle pense être la meilleure, les jeux permettent de construire ensemble une réponse. En jouant son propre rôle ou celui de quelqu'un d'autre, le participant peut mieux envisager toutes les conséquences d'une décision. Les participants prennent conscience des perspectives et des processus de décision de chacun. Cela établit des ponts entre le jeu et la réalité, et permet aux joueurs d'identifier des objectifs compatibles.
AE : Comment souhaitez-vous décliner cette négociation par le jeu ?
C. G. : Nous avons développé des jeux sur la plupart des grandes filières responsables de la déforestation : le soja, le café, l'huile de palme, les cultures vivrières, les mines et l'exploitation forestière. Nous avons commencé à travailler sur le cacao. Mais ces jeux ne servent à rien s'ils ne sont pas joués. Notre travail est aussi de proposer cette méthode aux décideurs politiques, aux entreprises, aux organisations de développement. Et c'est difficile. Il y a encore un tabou très fort à régler des problèmes et des conflits grâce aux jeux, surtout en remontant les structures hiérarchiques. Qui ose proposer à son supérieur un jeu pour régler les problèmes ? La peur est notre principal obstacle. Alors nous allons essayer par le haut, avec les Nations unies, et pourquoi pas demain, le G20 et Davos. Dans la conduite de négociations, la façon d'avancer est plus importante que l'endroit où on veut arriver.
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