Si croissance démographique et croissance urbaine sont liées, la durabilité des villes de demain dépendra surtout de leur planification et de leur articulation avec le monde rural. Ce quatrième épisode de notre série « Demain, 9 milliards d’humains » explore les dynamiques de populations dans les Suds.
Les liens entre croissance démographique et croissance urbaines ont souvent été présentés selon deux perspectives : d’une part, l’idée que le phénomène d’urbanisation est la conséquence de la croissance démographique, et d’autre part que la transition démographique est plus rapide dans les pays où les phénomènes d’urbanisation sont plus importants. Si les Suds présentent des disparités dans la nature et les rythmes de leurs transitions urbaines et démographiques, ils n’en sont pas moins confrontés à des défis communs qui dépassent largement les déterminants démographiques. Croissance de la population et phénomènes d’urbanisation vont de pair Le rythme accéléré à l’échelle de l’histoire humaine de la croissance démographique mondiale depuis un siècle se double d’une transition urbaine en expansion dans les Suds.
De 2010 à 2015, les pays moins développés affichaient un taux de croissance urbaine moyen de 2,56 % (0,6 % pour les pays « riches »). D’ici 2050, la population vivant dans les agglomérations des Suds devrait croître de 2,5 milliards, dont 900 millions en Inde, en Chine et au Nigeria selon le Fonds des Nations unies pour la population. Cette transition urbaine accélérée s’explique à la fois par la persistance de l’exode rural et diverses migrations internes (conflits, insécurités plurielles, événements climatiques), mais surtout par l’accroissement naturel de la population des zones urbaines.
En Afrique, en Asie du Sud et dans certains pays d’Amérique latine, la fécondité en ville dépasse encore nettement le seuil de renouvellement des générations, malgré la baisse relative de cette dernière par rapport à la fécondité rurale. C’est explicable par la persistance de normes patriarcales et natalistes qui valorisent les familles nombreuses au sein de populations plus jeunes ; cela s’explique également par la baisse de la mortalité infantile. En fait, selon les pays, il y a en milieu urbain une dissonance entre, d’une part, des aspirations à des familles plus réduites, de mieux-être, d’opportunités d’emploi, mais aussi des contraintes de logements exigus et, d’autre part, la prégnance encore forte de ces normes.
L’Amérique latine et les Caraïbes sont parmi les régions les plus urbanisées des Suds avec en moyenne 80 % de citadins. Il y a toutefois plus d’urbains en Afrique qu’en Amérique du Sud, alors même que le taux d’urbanisation est deux fois moindre. Et même si le phénomène d’urbanisation accéléré est réel en Afrique subsaharienne – avec près de 56 % de personnes vivant en zone urbaine en 2050 –, il ne doit pas faire oublier que le continent verrait sa population rurale atteindre 980 millions de personnes (2050), soit le tiers de la population rurale mondiale.
Dans ces conditions, le monde rural et l’agriculture resteront prépondérants pour garantir les besoins nutritionnels et alimentaires du continent africain, et de ses villes en expansion. Ils seront également fondamentaux pour assurer un équilibre écologique durable – en termes d’environnement et de biodiversité notamment. L’Afrique et l’Asie : zones de contrastes démographiques urbains Le mouvement d’urbanisation du continent africain a connu des rythmes et des modes de peuplement assez différents. La colonisation du continent à la fin du xixe siècle rompt avec l’établissement de comptoirs littoraux et se caractérise par la création de villes « intérieures ».
Depuis les indépendances, et malgré la quasi-absence d’activités industrielles, des phénomènes d’urbanisation apparaissent combinés avec une croissance démographique interne et/ou sous-régionale très forte conduisant à l’hyperconcentration démographique dans la métropole capitale, mais aussi à l’urbanisation des campagnes où la pression démographique reste forte. Même le Sahara, que l’on pense bien souvent inanimé, est en réalité de plus en plus urbain et les villes de plus de 100 000 habitants s’y multiplient. Par ailleurs, les populations qui y circulent (nomades et oasiens) sont aujourd’hui citadines et entretiennent le lien entre villes, oasis et désert. Le taux d’urbanisation moyen de 40 % en Asie masque de très fortes disparités.
De fait, le Bangladesh, le Cambodge, le Laos, le Népal, le Sri Lanka et l’Inde sont des pays encore ruraux (65 à 70 %), alors que la Corée du Sud, le Japon et la Malaisie sont des pays massivement urbanisés comme le montre la Banque mondiale. Cependant, l’effet volume de cet espace démographique dynamique fait que 43 % des urbains dans le monde sont asiatiques. Ce sont encore 40 millions de ruraux par an qui rejoignent les villes malgré des politiques de plus en plus restrictives (Inde, Indonésie) ou répressives (Chine) visant à enrayer cet exode rural.
Huit des dix plus grandes agglomérations du monde sont asiatiques et sont aussi bien des ensembles d’influence mondiale (Tokyo, Shanghai, Pékin) que des métropoles en devenir (Mumbai, Jakarta, Manille) ou des mégapoles pauvres et à faible rayonnement (Karachi, Kolkata). Dès 2030, le monde comptera 43 « mégapoles » de plus de 10 millions d’habitants, contre 31 aujourd’hui. 22 de ces villes sont situées en Inde et en Chine, et le continent africain verra Kinshasa (35 millions de citadins) et Lagos (32 millions) passer parmi les dix premières villes mondiales. En 2050, Le Caire (Égypte), Dar es-Salaam (Tanzanie), Johannesburg (Afrique du Sud) et Luanda (Angola) auront elles aussi plus de 10 millions d’habitants.
Si les villes ont toujours constitué – et continueront à l’être – des centres de toutes formes de créativité et d’essor économique, les défis en matière de politique publique touchant à l’alimentation des populations urbaines, leurs mobilités, leur vie économique et sociale et leur environnement restent gigantesques. En effet, lorsque des agglomérations urbaines voient leur population croître de 3 à 5 % par an, c’est le développement urbain qui est en jeu dans toutes ses dimensions : quartiers informels, transports, accès à l’eau et à l’électricité, services essentiels de santé et d’éducation ainsi que gestion des déchets, réduction de la pollution atmosphérique, voire gestion des ressources hydrologiques à l’instar de Jakarta.
Ségrégations, pauvreté, inégalités : vers la normalisation nécessaire des quartiers informels L’urbanisation accélérée dans les Suds pose la question des ressources financières et des capacités techniques et politiques des autorités locales le plus souvent très insuffisantes, sauf peut-être en Chine. En l’absence de planification, l’accroissement naturel des populations installées depuis des décennies, renforcé par l’exode rural, les réfugié·e·s climatiques ou les victimes de conflits, alimente les bidonvilles. Dans ces quartiers informels, les logements précaires et densément habités sont à l’écart des infrastructures de santé et d’éducation. Face à ces occupations foncières irrégulières ou considérées comme illégales, les autorités, dans la plupart des cas, laissent s’aggraver la situation sociale et sécuritaire avec des réponses ponctuelles (interventions de la police ou de l’armée) ou radicales (destruction au bulldozer). Même lorsqu’elles mettent en œuvre des politiques publiques de construction et de relogement des populations, cela se fait au prix du maintien et du renforcement d’une double ségrégation sociale et spatiale dont rend compte ONU-Habitat. En effet, l’intégration socio-économique de ces urbains très pauvres est rendue d’autant plus problématique qu’ils sont coupés des emplois potentiels majoritairement situés ailleurs : dans la ville-centre pour le secteur du tertiaire ou dans des périphéries industrielles lorsqu’elles existent. Cette coupure est causée par l’absence et la dangerosité des transports en commun et des voies de communication rares et constamment embouteillées. Même si des interventions communautaires récréent du lien social, entre innovation sociale et mise en commun des ressources, ces espaces urbains déclassés restent dangereux, par exemple pour de nombreux enfants des rues confrontés pour survivre à la délinquance et à la prostitution. C’est donc les connexions avec les secteurs formels de l’eau, du logement social, des infrastructures de transport et d’énergie qui semblent incontournables. Dans le cas plus spécifique de l’Afrique, dont la jeunesse constitue la part la plus importante de sa population (40 % âgés de moins de 15 ans pour 24 % en Asie et en Amérique latine), le défi supplémentaire tient au manque crucial d’opportunités d’emplois, formels et informels. Enfin, partout les femmes payent un lourd tribut, subissant la « double peine » de la pauvreté, mais aussi des violences domestiques et sexuelles. Ces éléments peuvent constituer un facteur de déstabilisation sociale et politique majeur au sein des villes. Cela devrait être un point central de vigilance pour les acteurs de l’urbanisme en vue d’y préserver les équilibres sociaux, de contribuer à réduire les inégalités et de favoriser la promotion des droits humains notamment pour le bottom 40 , c’est-à-dire les 40 % les plus pauvres et les plus exposés aux inégalités multidimensionnelles. Penser des villes durables Urbanisation et dégradation de l’environnement font que les biotopes et populations sont soumis à toutes formes de risques, de l’envahissement des déchets domestiques et collectifs aux émissions toxiques des véhicules. Particulièrement en Afrique, qui accueille les véhicules issus de la casse des pays développés, voire de l’Asie du Sud. Enfin, l’absence de traitement des eaux usées et la surexploitation des nappes phréatiques sont des bombes sanitaires à retardement. Il faudra répondre à ces nombreux défis par des politiques publiques qui impliquent de repenser les espaces urbains en termes de densité et d’étalement, d’aménagement des infrastructures et des services, de logement et de régulation du foncier, de planification durable et de gouvernance avec les acteurs locaux (municipalités, associations, urbanistes, investisseurs publics et privés), les États et les bailleurs internationaux. Cependant, plus que le nombre des citadins, ce sont les modes de sociabilité, les modes de production et de consommation dans les villes et leur écosystème élargi qui sont à considérer. De ce point de vue, il faudra prioriser l’articulation durable des peuplements et des modes de développement entre l’urbain et le rural, et cela à l’échelle planétaire. En effet, afin de pourvoir aux besoins générés par l’urbanisation croissante (eau, énergie, services, infrastructures), il faudra que les économies rurales et agricoles puissent produire en suffisance via l’agriculture, les élevages ou encore le maintien des stocks halieutiques. Des stratégies d’adaptation et le développement d’innovations technologiques devront dès lors être largement soutenus dans les programmes de développement, notamment dans un contexte où une part substantielle et plutôt pauvre de la population mondiale vivant dans les espaces urbains continuera à dépendre économiquement de l’agriculture selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
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